La petite voix de Sarah m’accompagne hors du sommeil. La nuit est loin d’être fanée, mais nous serons bientôt entre chiens et loups.

“Damien… tu ne dors pas hein ?”

Aux premières intonations, je comprends. Le moment est arrivé. J’entends la puissance de l’instant, la crainte de l’inconnu et tout à la fois l’envie de s’y jeter à corps perdu, il y a tout cela dans cette voix là. Et je sais que, outre son système hormonal, son cerveau carbure à fond.

“Parce que… euh… j’ai des contractions.”

Alors, de mon côté la tour de contrôle se met en marche. Dans la famille, qu’il s’agisse de ma sœur, de mon frère, de mes parents, on nous a souvent dit “Dites-donc, vous gérez vous !”. C’est ce que je fais. Je gère.

Piscine d’accouchement, langes, serviettes, application sur smartphone pour mesurer les intervalles, durées et intensité des contractions, eau chaude, voiles et tentures aux fenêtres, SMS à la sage-femme, eau plate, eau gazeuse, fruits pour plus tard, elle en demandera j’en suis convaincu – en quelques temps et gestes précis, comme des machines bien huilées, nous mettons tout en place. Lorsqu’on se croise, lorsqu’on se frôle, on s’étreint à la sauvette, furtivement. C’est maintenant.

Les contractions sont tout de suite fréquentes et d’intensité moyenne à forte. J’observe que Sarah quitte progressivement son propre mode de contrôle et se laisse envahir par la puissance de son féminin. Avec émotion, je découvre sa voix, sa véritable voix animale, lorsque le travail de son utérus s’intensifie assez pour qu’elle commence à basculer dans un monde parallèle. J’admire émerveillée ma femme animalisée.

“AAAAOOOooooooooooohhhhhhhhhh…”

Je psalmodie avec elle. Je la caresse. Je l’accompagne. La nuit devient l’aube qui devient le matin et je verse encore et encore des cruchons d’eau chaude sur son corps magnifique en train de mettre notre fille au monde. Elle est belle. Repliée sur elle-même, en elle-même, dans la piscine d’accouchement. Chez nous. En plein milieu de notre salon. Avec Sandrine, la sage-femme arrivée entre temps, nous accompagnons les chants gutturaux, nous alimentons l’eau chaude, nous séchons les serviettes, nous caressons, nous massons les lombaires, les épaules, le crâne, pendant que les entrailles de Sarah font cheminer Joy vers la lumière en une reptation interne et viscérale.

Comme je gère, je ne pleure pas, je ne m’émeus pas, je ne frémis pas. Je ne bronche pas. C’est maintenant, alors que je vous écris ce témoignage, que coulent les larmes, et de mon œil attendri elles ruissellent sur la tête de Joy. La petite est lovée contre mon torse dans une écharpe de portage. Elle a une semaine aujourd’hui et se porte comme un charme. Sarah aussi, qui dort à côté.

Mais dans la piscine, nous n’en sommes pas là encore. Les heures passent, le bébé descend, le labeur avance, Sarah est de plus en plus loin de nous, et tout va bien.

Tout va bien.

Irréprochable, Sandrine alterne entre un coaching précis, ferme et juste tout en étant discret et un monitoring subtil. C’est bien au-delà de l’accompagnement, ce que réalisent nos sages-femmes libérales spécialistes de l’AAD. Un véritable empouvoirement, plutôt : comment rendre à une femme sa souveraineté primale sur l’acte qui lui est le plus naturel, instinctif, évident, comment lui rendre intelligible le programme que porte sa chair depuis la nuit des temps, sans interférence.

Qu’on me comprenne bien : je ne reproche rien à la médecine d’urgences et de pathologies qui sauve des vies, celle-là même qui a sauvé mon ancienne amoureuse Delphine et notre superbe fille aînée Lirio d’un accouchement prématuré avec placenta praevia précédé d’un rapatriement en hélicoptère après pertes de sang. Cette médecine, je lui décerne ma gratitude à vie et lui fais volontiers allégeance. Je demande juste à ce qu’elle intervienne quand elle est pertinente et légitime et qu’à contrario elle ne s’impose pas comme une panacée systématique, qui au gré des accaparements patriarcaux ou de l’automatisation des interventions, pour ne citer que cela, dépossède nos femmes de leur pouvoir sacré millénaire d’enfantement naturel au nom d’un principe de sécurité et de confort déplacé et trop souvent dégradant.

Je vous écris ces lignes et je revois 12 années plus tôt Delphine, effondrée, en larmes, dans le bureau d’un gynécologue ; l’annonce de notre souhait d’un A.A.D pour Lirio lui avait valu, devant mes yeux stupéfaits, une lénifiante et pontifiante logorrhée insultante et humiliante sur son irresponsabilité de future mère indigne par un mâle sûre de son autorité en maternité malgré l’évidence anatomique : sa bite, s’il était manifeste qu’elle lui donnait une inébranlable conviction dans sa supériorité en la matière, et que dans sa superbe il nous assénait sans scrupule ni émoi, sa bite, toujours elle, n’avait pas et ne mettrait jamais au monde un être vivant fabriqué par ses tripes.

Ici, rien de tout cela.

Sarah “met bas” dans les meilleurs conditions et positions – aucune lumière dérangeante, aucun son perturbateur, aucune agression extérieure ; pas d’intrusion, pas d’ingérence, aucun jugement ni sentence ; hormis la sage-femme, personne d’autre que son amoureux et géniteur de l’enfant ; en terrain connu, intime et intimiste, chez elle ; à son rythme, dans la posture, non pas qu’elle décide ! mais que son corps lui demande et lui impose ; nourrie et abreuvée comme elle le souhaite au moment où elle le désire – bref, dans un respect total de sa nature, de sa physiologie, de son Être.

Le soleil éclabousse désormais la terrasse mais depuis notre tanière de naissance, calfeutrés derrières tentures et étoles, nous avons perdu la notion du temps. Les feulements de Sarah et ses psalmodies candides sont notre métronome. Joy arrive. A chaque contraction, c’est le murmure que je glisse à l’oreille de mon amoureuse…

“C’est dur, c’est puissant, je t’admire tu sais. C’est douloureux et c’est ta fille qui vient à toi.”

Au sourire lointain mais faussement absent de Sarah, je vois que le concept fait mouche. Chacune des vagues franchie nous rapproche de notre enfant.

Après une longue phase de travail en piscine, Sarah, stimulée par la sage-femme, déménage dans son coin yoga pour se suspendre et faire œuvrer la gravité à ses côtés. Alors, la phase ultime se déclenche.

Voilà Sarah à même le sol, sa tête repose sur mes genoux, alors que je suis assis sur un petit canapé, et elle enserre mes mains des siennes avec une vigueur que je lui découvre – y laisserai-je une phalange ? le jeu en vaut la chandelle… Dressé à l’opposé, son postérieur louvoie alors qu’elle commence à démouler notre bébé.

L’accouchement était un chant, il devient une danse.

Combien de temps cela dure-t-il ? je ne sais dire. A chaque contraction, la voix de Sarah exprime une intensité plus ardente. Elle culmine parfois dans les aigus quand la douleur la désarçonne ; alors, calmement, la sage-femme la ramène “en bas”. Par trois fois elle crie.

“Ça fait mal !”

“Je suffoque !”

“Je ne vais pas réussir à la faire sortir…”

Front contre front, je lui rappelle ce qu’elle-même a potassé et établi durant ces neuf mois : que son corps fera fi de ses peurs intellectuelles et qu’il ira au bout de sa mission. Qu’il n’y a pas d’échappatoire. Que la douleur fait partie de l’équation mais qu’elle ne souffre pas et ne se fait pas mal. Je lui dis que je l’aime, que je l’admire totalement, qu’elle est éblouissante de puissance et qu’elle est en train de faire naître notre Petite Noix. Je le répète. Je le répète encore. Et encore. Et encore.

Vaillamment, Sarah œuvre. Chaque contraction est une déferlante plus haute que la précédente, plus profonde, plus animale. Sarah est désormais partie dans un autre monde, duquel elle ne s’adresse à moi que si je fais mine de lâcher ses mains. Seul le Vrai existe.

“Tu restes avec moi !”

La sage-femme sourit.

Tous les trois nous chantons à l’unissons les vagues du travail. Les vibrations de nos voix réunies autour d’un unique élan s’impriment en moi, dans mon sternum, dans mon plexus solaire, dans mon âme. Je vibre comme la peau d’un tambour. Sarah ahane et gémit.

D’un regard, la sage-femme m’a indiqué que l’enfant commence à poindre. Je le murmure à l’oreille de Sarah pour que dans son autre dimension elle en soit bien convaincue : elle est en train de réussir.

En parfaite indépendance, le corps de Sarah, cette matrice mystérieuse et envoûtante qui nous impose son rythme et sa chorégraphie depuis la nuit, qui a fabriqué pendant trois quarts d’années une créature de chair, de sang, de besoins et de sensations, cette machine de vie insondable et souveraine s’arque, se pétrit, se déhanche, se transmue et se transcende. Seule.

Vient le moment où Joy est véritablement sortie. De concept et présence sourde elle est devenue une réalité étonnée qui gigote dans nos bras.

Une dizaine d’heures vient de s’écouler mais nous sommes suspendus en vol au-dessus de la grande horloge de l’univers. Sarah ouvre enfin les yeux et hagarde autant que béate elle enlace notre fille. Discrète, la sage-femme s’éloigne, héroïne modeste, après nous avoir indiqué que tout va bien. Nos trois peaux se mêlent dans la sueur, l’hémoglobine et les fluides, nous sommes un, une Femme, un Homme et leur Fille, Trinité magistrale.

Joy est née.

Bravo Joy.

Bravo Sarah.