“Ils” ont choisi de s’abstraire du “système”. De réduire la société planétaire des hommes à leur humble communauté locale. D’en réinventer la structure comme les liens. De privilégier la qualité sur la quantité, se nourrir du fruit de leur labeur, refonder une société de proximité, dans la nature.
“Ils”, ce sont des hommes et des femmes qui vivent dans des écovillages. Ils reprennent le contrôle de leur vie, et ça marche.
Nous, nous sommes un homme et une femme, aussi, et nous voyageons en autonomie, à tandem, avec nos enfants. Nous voulions apprendre de ces écovillages comment subsister grâce à des circuits courts et locaux, dans la vie sédentaire comme nomade. Comment rester indépendants mais ouverts. Respecter l’humain et son milieu, pour le plus grand bénéfice de tous.
De communauté en communauté, de rencontres en rencontres, nous avons navigué à travers l’Espagne du nord pour une aventure de proximité. En quête des ingrédients d’un modèle de vie qui réponde aux problématiques de notre temps. Nous en sommes revenus avec une conviction : ce n’est que le début d’un essaimage, celui d’une pensée concrète qui va changer la société.– Damien, été 2013
UN ÉCO-VILLAGE, VOUS DITES ? Un écovillage (ou éco-village, éco-lieu, éco-hameau) est une agglomération (rurale ou urbaine) visant le plus possible l’autosuffisance et où la priorité est de placer l’humain et l’environnement au centre des intérêts. Un principe de base est de ne pas prendre à la terre plus que ce qu’on peut lui retourner. Le fonctionnement est fondé sur la fraternité, les échanges, le consensus et le travail d’équipe.
D’OÙ VIENT DONC CETTE IDÉE ? Le terme est apparu voilà 10 ans, en 1992, au Sommet pour la Terre de Rio de Janeiro, en réponse au constat alarmant de la Commission Mondiale pour l’Environnement (réchauffement de la planète, raréfaction de l’eau et des espèces vivantes, accroissement de la pauvreté dans le monde…) formalisé une décennie avant.
ET CONCRÈTEMENT, ÇA RESSEMBLE À QUOI ? Le modèle de l’écovillage tente le plus possible d’intégrer l’habitat humain dans l’écosystème naturel, de réaliser des communautés viables basées sur le développement durable. Certains projets incarnent ces directives sous formes d’écoquartiers citadins où l’on privilégie
la densification urbaine (groupements de logements avec mutualisation /partage de ressources et fort engagement environnemental dans le bâti) ; c’est le cas en Allemagne, au Danemark, dans les pays nordiques. D’autres investissent des espaces ruraux et y édifient un micro-état fondé sur l’habitat vert et l’activité agricole en circuit fermé : permaculture, construction écologique, production verte d’énergie renouvelable, agriculture auto-suffisante ; on en trouve en Espagne, en France, aux États-Unis ou au Canada.
Ici, c’est le fruit d’une transmission, de génération en génération, de valeurs héritées tantôt des Sixties, tantôt d’un passé campagnard revalorisé ou regretté. Là, c’est une conversion soudaine et spontanée de personnes, insatisfaites du modèle de vie conventionnel ou inquiètes de l’avenir de la planète – souvent les deux. Les chemins sont variés, et les processus pluriels, qui amènent aujourd’hui les individus dans des écovillages. Mais le dénominateur commun reste la quête d’un réel bien-vivre. Pour soi et pour le monde.
LES PRÉCURSEURS / MATAVENERO
Autour, il y a la forêt, dense, sombre. Les sommets voisins, souvent sous la neige et sinon ébouriffés par le vent. Des maisons rondes ou triangulaires, en bois. Et puis le silence. Pas un bruit, pas de moteur, pas de machine – la route s’est arrêtée loin de là, la crise aussi. Il a fallu porter le tandem par les sentes des chèvres pour arriver ici. La pluie clapotait sur la bâche de la remorque, les filles dormaient bien-heureusement dans leur cocon.
Il y a aussi l’énergie et les visions déposées ici par quantités de personnes – des volontaires, des utopistes, des forces tranquilles. Matavenero, Montes de Léon, nord-ouest de l’Espagne, c’est un peu tout ça, perdu dans les montagnes de Bierzo à 1000 mètres d’altitude. 26 ans déjà… au début, des ruines exhumées par hasard et investies par un groupe de rêveurs : le village avait été choisi pour un projet de développement durable par les représentants d’un Rainbow Gathering, et a pu s’établir en 1989, avec l’autorisation de l’administration régionale… Et aujourd’hui, c’est un écovillage abouti, une école libre, un artisanat, 40 et quelques habitants et un lieu emblématique de la contre-culture indépendante. Il faut montrer patte blanche pour rester un peu, demander audience au «conseil des sages» pour prolonger le séjour. Nous obtempérons, impressionnés et charmés.
El Uli est un sage. Un monument, pour ainsi dire. Il était déjà là, au début. Tout a bougé autour de lui, les ruines ont repris vie, le village fantôme est devenu communauté, le monde a vieilli. “C’est un coin de paradis que j’ai trouvé ici.” Et lui, a-t-il changé ? La casquette décolorée qui lui sert de couvre-chef, la barbe drue et le cheveu long, le pantalon maculé de terre, un sourire derrière la moustache et les mains toujours occupées à biner, bêcher, gratter le sol ou sa guitare… Etait-il déjà El Uli voilà 20 ans ?
“On ne peut pas prendre en charge les gens dans le besoin : pour venir à Matavenero, que ce soit temporaire ou durable, il faut être déjà autonome. Et puis responsable : ici, la violence est interdite et les décisions se prennent dans la conciliation. Pas de boss, pas de hiérarchie.” Le témoin d’une réussite communautaire, El Uli ? Oui, mais avec lucidité : « Nous traversons une passe difficile – un changement de système politique pour regagner l’intérêt et l’implication de tous. Mais cela n’efface rien à 26 ans de succès. Nos enfants sont nés ici et réussissent leur vie, ça en dit long je crois. »
El Uli nous accompagne sur les traces des chèvres quand nous reprenons la route. Une semaine s’est écoulée dans cet univers parallèle. Nos coups de pédales nous propulsent vers aujourd’hui. Et je ressasse la phrase choc du jeune Dani pendant le long entrevue qu’il m’a accordé : “Moi, j’ai besoin de 1800 € pour vivre à l’année…”
Sobriété.
Heureuse.
LES REBELLES / ESCANDA
200 km plus loin, nous débarquons dans ce qui ressemble à une colocation bigarrée.
Ici on mise sur l’hétérogénéité et le cosmopolitisme. Escanda est un joyeux mélange perché dans les montagnes de Lena, en Asturie, au nord-ouest du pays.
Le projet de cœur des 10 habitants, justement, c’est un réseau de conservation et d’échanges de semences… de quoi couper l’herbe, la mauvaise, sous le pied des institutions européennes et autres Monsanto, promoteurs de la privatisation du vivant. “Escanda n’est pas un endroit où fuir la société. Plutôt une manière de vivre et mettre en pratique une alternative concrète, fondée sur la solidarité et la durabilité.” Les membres rejettent le dogmatisme mais se rejoignent sur une direction forte : Escanda est l’acronyme de Espace Social Collectif pour l’Autogestion, la Diversité et l’Autonomie – tout est dit. Maria précise : “On travaille continuellement à réduire notre dépendance au marché et à l’état. Bien sûr, cela repose sur une agriculteur écologique, des énergies renouvelables, la réhabilitation de bâtisses abandonnées et puis une instruction populaire et alternative.” Les membres d’Escanda le rappellent, à l’origine, le paysan vivait en autarcie et n’avait pas besoin d’argent !
Quand vient le moment des adieux, on s’embrasse et se congratule en 3 langues. Itaï, l’israélien, glisse dans nos sacoches une provision des légumes du jardin que je préfère et me sourit. C’est toujours un déchirement de dire au-revoir.
LES ANARDS / ULI-ALTO
Uli-Alto… je suis bien en peine quand il s’agit de raconter Uli-Alto. Par quoi commencer ?! C’est comme pour l’Inde, d’une certaine manière. Oui, c’est cela. Chaque petit élément est indissociable des autres mais ensemble ils forment un tout abracadabrant. Comme un cycliste un peu fou, toujours sur le point de tomber… mais qui toujours se redresse et continue sa route en riant.
Nous sommes arrivés un soir dans ce labyrinthe de ruines et de camions, un Machu Picchu de mécano et de bâtisseur. Au milieu de préparatifs bariolés, de rires et de chants.
Cuistots improvisés et boustifaille de récupération investissaient l’espace d’une cuisine commune chaotique. Nous avons immédiatement été entraînés dans la danse d’Uli-Alto.
Cela paraissait tant être leur rythme naturel qu’on ne s’est pas posé de questions.
On a suivi le mouvement.
Le mouvement perpétuel d’Uli-Alto.
Le mouvement perpétuel de la fête.
Notre fille aînée Lirio a également adopté les mœurs locaux. Quitté ses chaussures… et ses vêtements, pour aller faire la folle au «togoban».
Il n’y avait soudain plus d’heure.
Plus de jour.
Plus de structure.
Liberté complète.
Désinhibition.
Affranchissement.
Et gueuleton !
«Ici on fonctionne aux sentiments» m’explique Boris. «Et notre autonomie», ajoute Erwan, «c’est nos outils».
La nuit nous a cueillis soudain alors que le temps et la fatigue s’étaient enfuis main dans la main. Le rythme de cette petite colonie ne fléchissait devant rien. J’étais tellement abasourdi que je n’ai pu trouver le sommeil. La lune m’a tenu compagnie. Et la vache volante, la mascotte d’Uli-Alto. Elle m’a murmuré à l’oreille… en espagnol, en français, en anglais… et d’autres idiomes encore… le secret pour bien vivre à Uli-Alto ?
Mmmmmh.
Une piste, tout du moins…
Lâcher…
… prise.
LES EXPERTS / ARITZKUREN
Bientôt deux mois que nous explorons cette Espagne alternative et conquérante. Par hasard, nous débouchons sur un petit hameau qui n’était pas au menu.
Abasourdis, nous restons.
C’est qu’Aritzkuren est exemplaire.
Bientôt dans sa 20ème année, le village respire l’ordre, la santé, le calme. La population, modeste, est répartie en groupes de travail, les ruines sont devenues de belles bâtisses, et le potager… le potager est un jardin d’Eden aux mille couleurs.
J’y retrouve Xiki qui vient de planter 500 poireaux.
«C’est que nous sommes nombreux autour de la table en ce moment !»
Il dévoile comment 16 années de vie à Aritzkuren ont aiguisé son sens de la sobriété mais aussi de l’engagement social et politique.
«Notre collectif s’implique dans les luttes anti-capitalistes, ou contre les infrastructures, comme celle qui gère le barrage non loin d’ici. Certains ont fait de la prison, d’autres ont dû s’exiler, mais c’est essentiel pour nous d’avoir une dimension politique.»
Et de se régaler, j’observe alors que Xiki, un foulard de corsaire noué sur la tête, me montre les fraisiers qui ploient sous les fruits.
«Un de mes rêves était de manger des fraises à m’en faire péter le ventre. Depuis cette année, on peut le faire. Ce n’est pas grand-chose, mais la vie c’est ça : rêver, travailler, concrétiser, profiter.»
Les sages paroles de Xiki et les rires de ses pairs nous accompagneront jusqu’à la France et le retour. Un retour qui sera un nouveau départ : pour nous aussi commence la vie collective, et après des années de colocation et de longs voyages, nous intégrons un habitat participatif que nous avons construit avec 7 autres familles, dans les Alpes. Un bâtiment solaire passif en bois et béton avec de nombreux espaces partagés, un mixage social, professionnel et de générations… nos camarades dans cette futur aventure constitueront le premier public du film que nous ramènerons d’Espagne, Autarcies. Et j’ai hâte de voir ce que tous ces écovillages vont leur inspirer…
Initialement publié le / Originally posted on 12 mars 2018 @ 3:04 pm