Je me doute que je vais une fois de plus faire grincer des dents.
Que veux-tu, c’est sans doute ma vocation. Trublion de service.
Tu es un proche, un parent, un ami, un voisin bien intentionné, et je prends le risque par ces lignes de te blesser. Ce n’est pas mon but. Et j’espère éviter cet écueil. Tu vas comprendre. Tentons.
Aujourd’hui, je me suis allégé d’une vingtaine de kilos. Mesuré en litres, mon soulagement pourrait être évalué à 60 litres de déchets et autant de dons.
Oui, tu le comprends : j’ai trié, rangé, sélectionné les jouets de mes enfants. Près de trois heures de boulot, en concertation avec mes filles de 3 et 6 ans. La grande avait elle-même exprimé l’envie de faire place, et le résultat – une chambre aérée, propre, un salon redécouvert, de l’espace ! l’a faite rire de contentement et battre des mains.
Donc, pour appeler un chat un chat, j’ai rempli des sacs poubelles avec tous les jouets cassés, démembrés, épuisés, tout ce qui ne pouvait plus servir. Et en parallèle, nous avons mis de côté dans des cabas tous les jouets (parfois encore dans leurs emballages) que mes filles ne désiraient pas garder et souhaitaient donner à d’autres enfants. Le résultat est la photo ci-dessus.
Tout cela a été accumulé en 2 ans de vie aux Granges, notre habitat groupé. Tous ces jouets… alors que nous nous déclarons volontiers peu matérialistes, et pour cause : nous n’avons jamais acheté nous-mêmes de jouets à nos enfants !
Comprends-moi bien : j’ai regardé chacun de ces objets, d’abord le jour où tu les as généreusement offert à mes filles – en tant que membre de notre famille, cousin, sœur, oncle, ou bien ami, voisin – comme je les ai regardés aujourd’hui alors que je les mettais à la poubelle. Je les ai regardés comme les témoignages d’amour qu’ils sont tous. Je les ai regardé avec le cœur rempli de gratitude pour toi, et j’ai eu une pensée d’amour et de bienveillance à ton égard. Mon propos n’est nullement de juger ton acte de gentillesse.
Mon propos, je ne sais pas bien à vrai dire quel est-il.
Peut-être est-il militant : dans un monde équilibré, raisonnable et raisonné, éveillé et conscient, deux petites filles ne pourraient pas, ne devraient pas, accumuler ainsi, sans même le réclamer – car leurs parents leur enseignent quotidiennement la satisfaction et la sobriété heureuse – de quoi équiper plusieurs crèches et écoles maternelles.
Peut-être est il égoïste : je ne m’en cache pas, j’ai besoin pour me sentir bien, d’espace, d’ordre et de simplicité. Je ne remplis pas des sacs cabas de dons pour faire une bonne action, je ne dupe personne. Je me débarrasse de ce qui encombre mon bien-être quotidien, et mon obsession de l’optimisation m’amène à en faire profiter autrui. Je possède peu de vêtements, notre appartement n’a presque pas de meubles, et j’aime cette vie épurée, si je pouvais, sans doute que j’irais encore plus loin dans la sobriété – entends-moi bien, je le peux, mais je ne vis pas seul, et j’apprends chaque jour à moduler et tempérer mon idéalisme et mes exigences. A lâcher prise…
Peut-être est-il pratique et pragmatique : comment deux enfants peuvent-elles simultanément jouer avec autant de choses ? Je pense au témoignage de mon papa qui s’amusait comme un fou, dans l’Algérie de son enfance, avec des osselets et une pelote de caoutchouc en guise de ballon de foot. Mon papa et ses sept frères, à eux tous, n’ont sans doute jamais accumulé pendant toute leur enfance le tiers de ce que mes filles se sont vu offrir en quelques années. Et quand je vois l’étincelle dans son regard, le regard de mon papa, à évoquer les souvenirs de sa jeunesse, je puis affirmer qu’il était bigrement heureux. Mes filles le sont, d’ailleurs, elles ne sont pas pourries ni gâtées, cette expression qu’on entend souvent. Le hic ? c’est qu’elles ne voient pas ces jouets. Enfant, adulte, nous avons une capacité d’attention limitée, et c’est louable et normal. Sans doute que trois jouets bien sélectionnés suffisent à accaparer notre attention et développer nos capacités. Cette montagne de jouet dont je nous sépare, c’est une allégorie du nombre d’or de Platon : à partir d’un certain nombre, au-delà d’une certaine limite, la valorisation individuelle disparaît. Entre l’anonymat. Entre la masse. La négligence. Je veux peu mais je veux bien. La qualité et non la quantité. S’il te plaît.
Tout est lié.
Alors voilà, tu me vois penaud, à t’écrire pour dire que je jette et donne ce que tu nous as offert. J’ai de la tristesse à penser que peut-être je te blesse, toi le parent, l’ami, le voisin. Mais je n’ai pas de regret. Et je recommencerai. Je préserverai toujours le bien-être et la sérénité de mes enfants et moi. Le domaine des jouets n’en est qu’un aspect parmi d’autres – je m’épanche suffisamment souvent dans ces pages pour que tu devines lesquels.
Mais peut-être n’en aurai-je pas besoin ? Peut-être que tu me lis, et tu comprends ce que je ressens. Le matérialisme – auquel je contribue moi aussi – et la croissance – que je condamne sans bien évaluer à quel point je peux moi-même l’alimenter – sont à mes yeux des fléaux. Je n’ai pas d’objectif dans la vie, je n’ai pas d’ambition, je ne désire pas, du moins mon désir n’est-il pas braqué vers l’avenir : mon but ultime dans la vie, c’est d’être bien maintenant. D’être heureux maintenant. Mon objectif , s’il en est un, c’est l’instant présent. Mon élan, c’est vous, résidents de mon cœur, amis, parents, proches.
C’est un beau discours, et crois bien que je me remets en question chaque jour et balaye devant ma porte plus que tu ne l’imaginerais. Oui, je possède une caméra, un vélo, un fourgon, de l’électroménager. Et tout ce qui n’est pas régulièrement utilisé dans le but de procurer ce bien-être chéri, ce Graal, je m’en sépare. Je donne, je brade. J’ai encore beaucoup de chemin à faire, et tant à apprendre. Cependant mon élan est bien là. Je balaye devant ma porte, et dans ma vie, j’y fais rentrer de grands courants d’air salutaires : il faut beaucoup de place pour de grandes et belles idées. Les idées… mon âme les préfère aux objets.
Mon esprit se sent libre quand mon espace l’est. C’est aussi pour cela, bien sûr, que je ne me sens jamais si léger que quand ma vie tient dans trois sacoches ou un sac à dos.
Je te suis reconnaissant, ami, parent, voisin, pour les gestes que tu as eu envers mes enfants, et pour tous ces cadeaux qui sont empreints de ton amour. Et je suis confiant, la prochaine fois ton amour se cristallisera autrement que dans un objet, car tu m’auras compris. Comme moi je t’ai compris.
Initialement publié le / Originally posted on 1 novembre 2015 @ 2:29 pm
Waaahooo BRAVO et RESPECT !!!
je crois bien que je vais faire de ton article la lettre à offrir aux parents/amis pour la naissance de notre 1er enfant !!!
Fais-le oui, si tu le souhaites, et tu me diras ce que ça donne. J’ai tenu ce discours dès la naissance de mes filles et avant, pourtant tu vois la photo ; on me reproche ma “dureté”, mon intransigeance, mon extrémisme même. Il faut que j’accepte les gens tels qu’ils sont même si leurs gestes viennent m’empêcher d’être tels que je suis. C’est un long et vaste débat. Je suis plein d’amour et de compréhension pour tout et toutes et tous, mais je suis aussi tranché et cinglant parfois. En tout état de cause, je n’ai pas su empêcher que mes filles soient un peu noyées de cadeaux qui font (je le crois, et je veux offenser personne) plus plaisir à celui qui offre qu’à celui qui reçoit. Je crois que ça mérite réflexion.