Je vais partager un souvenir avec toi, ami lecteur. Il est là, dans ma besace à mémoires, celle que les Maori appellent le «sac du savoir», le grand territoire de mon âme où je fourre bien vite, avant qu’ils ne s’étiolent et ne me fuient, les moments magiques de notre courte vie de semi-vagabonds. Courte, mais pas petite, aurait soulevé Disraeli. Non ! Large comme un fleuve rugissant, grande comme un amour toujours naissant, vaste comme le monde que nous explorons avec un appétit qui ne jamais ne faiblit. Nous sommes tous de petits êtres avec un cœur sans limite.
Je plonge le bras dans la besace, cela fait un doux murmure, et la caresse sur ma peau, c’est cette vie qui coule comme une rivière. J’en tiens un. Le voilà.
Lirio avait 10 mois. Elle était assise sur un lit de mousse, près du tandem, son bonnet vert vissé de travers sur la tête, et ses jambes étaient étalées à angle droit de part et d’autre d’un petit tas de cailloux qu’elle assemblait consciencieusement puis répandait de nouveau. Des brindilles se prenaient dans les mailles de son vêtement, les genoux de son pantalon arboraient les stigmates de nos premiers bivouacs, et faute de chaussures adéquates, que nous avions déjà perdues quelque part dans le Jütland, au Danemark, plusieurs paires d’épaisses chaussettes multicolores habillaient ses pieds dodus. Elle tenait dans sa main une petite motte de tourbe plantée de menus brins d’herbe. Sans me quitter des yeux, elle la mâchonna alors, l’air pénétré. Dans nos oreilles, la douce musique de la liberté. Il y avait la brise qui faisait siffler la toile de tente et les rayons du vélo. Il y avait les cancanements discrets d’une tribu d’eiders qui se doraient, postés sur les galets, et les glouglous de poissons endurants venant flirter avec la surface d’huile du Jökulsárlón. Il y avait enfin, à peine discernable, l’envoûtant clapotis de la fonte des géants, des milliards de gouttelettes qui chutaient et chutaient encore. On aurait dit les échos multiples d’un petit coeur liquide. Ploc-ploc-plic. Une mécanique des fluides infinie. Plac-plic-ploc. Un habillage sonore décalé pour une procession funèbre et fantomatique.
Et puis le rideau tomba.
Crépuscule, acte deux.
Mais crépuscule à l’islandaise… En ce début juin, il ne nous octroyait que quelques heures de relative pénombre. J’aime l’aube, ce grand spectacle du possible, ce théâtre du devenir, de préférence au final chatoyant et un peu triste d’un coucher de soleil. Mais que dire exactement des nuits d’été islandaises, et où les situer dans le jeu que pratique l’astre solaire ?
L’image ne bougea pourtant pas, mais ce sont les couleurs qui se tordirent et en froissèrent notre perception. Nous étourdirent.
Le bleu royal et fringuant du ciel se violaça, s’empourpra, puis fut chastement noyé d’un marine sombre. La lumière du jour, un instant plus tôt, était d’une froideur chirurgicale quand elle se mirait dans les volutes figées des icebergs. Tranchée par les arrêtes des glaces, elle se fit chaleur orangée et rasante. Elle rebondissait en feu d’artifice sur l’eau suintant du glacier.
Même le tandem et son squelette de métal se joignaient aux photons qui picotaient nos yeux. Comme l’apothéose d’un film sans personnage.
Et sur nos visages reconnaissants, une dernière caresse. Avant le fondu au noir.
Respiration retenue.
Et…
Couper.
« Tu vas nous rincer les couches dans la lagune, s’il te plaît ? Je termine de faire rissoler des patates et des oignons. Pour Lili, c’est bon ?
– La petite a bien mangé, elle vadrouille dans les rochers, on va pouvoir passer à table alors ?
– Oui, c’est prêt dans deux minutes.
– Je vais nous faire une petite omelette aussi, j’ai faim ! Mais du coup, j’investis les fourneaux, et je te laisse le plaisir…
– … du rinçage de couches, compris. Bien joué. »
Je me dépliai avec délectation, et l’endorphine d’une longue et belle journée de pédalage électrisa mon corps repus. A l’arrière de Citrouille, la remorque de Lirio, pendait sur un treillis de corde, au milieu du linge propre qui séchait, un sac de toile rose : le stock de couches sales.
Peu de temps auparavant, nous avions, sous la pluie et la neige fondue, franchi le petit col d’Öxi, sur les hauteurs de la région des fjords du Sud-Est, au nord-est de Höfn. Quelques changements de couches un peu mouvementés, dans le vent et sous les averses, nous avaient valu de véhémentes protestations de la part de Lirio, mais comme à son habitude, la petite avait séché ses larmes aussitôt terminé le rapide arrêt au stand, et de nouveau porté un intérêt souriant et tranquille aux panoramas alentour. Nous évoluions alors sur la route 939, une piste de terre ocre et boueuse, le long d’un canyon escarpé, dont les innombrables strates géologiques à la troublante symétrie offraient comme un livre ouvert taillé dans le roc. Des névés grêlés de pierres étouffaient le bruit de la pluie sur l’habitacle de Lirio, et nos freins chauffaient dangereusement dans la pente étourdissante qui cavalait jusqu’au fond du Berufjördur.
Redescendus sur le littoral, nous espérions renouer rapidement avec le beau temps, mais jusqu’à la veille même, c’était dans l’humidité que notre progression s’était poursuivie.
Et puis d’un coup, juin s’était drapé de chaleur.
Le printemps, en Islande, semble se répandre brusquement sur les territoires, comme une couverture lumineuse et orangée qu’aurait jetée négligemment quelque déesse météorologique. Soudain, les montagnes sont l’amphithéâtre de pépiements et de bêlements, ça cavale dans les prairies, ça remue dans les taillis. Ca bourdonne, aussi. Les fleurs, l’hiver paresseux avait cryogénisé leurs bourgeons, mais les voilà libérées par l’haleine tiède d’un vent de sud qui remonte les vallées comme la clameur sourde d’une foule réjouie. Il fait bruire, ce souffle estival, dans la région d’Egilsstaðir, la plus grande forêt d’Islande, Hallormsstaðaskógur – pour tout dire, un modeste réseau de bois de pins plantés par la main de l’homme. Il fredonne de concert avec les gargouillis des rivières gonflées de suc hivernal, et tempère les insolations des roches offertes sous une mince couche d’ozone. Au- dessus de nos têtes vrombissent les premiers vols d’oies cendrées, et les cygnes sauvages au plumage blanc, qui peut-être emmènent le Nils Holgersson islandais à la découverte de son pays. Tel est le printemps islandais.
Et pour le moment, l’éclatante météo de la journée et le ciel immaculé présageaient de lendemains souriants.
L’occasion de reconstituer notre réserve de changes propres et secs pour la petite.
Toujours postés parmi les galets comme autant de pièces d’un jeu d’échecs naturaliste, leur cou plié à angle droit et leur bec plongé dans le plumage sombre de leur dos, les eiders ne cillèrent pas à mon approche. J’avisai un large rocher plat et poli par les ans, et m’installai. Les petites crottes de ma progéniture aventurière avait déjà été rendues à la nature, enterrées dans les terres grasses d’un pré ou abandonnées au vent sec d’un col, aussi ne me restait-il qu’à rincer les changes à l’eau glaciale de la lagune. Une pierre poreuse ramassée là me servirait de brosse le cas échéant.
Delphine avait fabriqué elle-même ces astucieuses couches lavables. Deux pièces de tissu en constituaient l’essentiel, reproduisant la forme d’un sablier. L’une, pour l’extérieur, était découpée dans une matière polaire qui faisait tampon tout en offrant une rapidité de séchage étonnante, l’autre, en dedans, avait une grande capacité d’absorption grâce à sa composition en bambou. S’y adjoignait une épaisse lingette que l’on pliait au centre de la couche et que l’on entourait d’un film biodégradable pour accueillir les excréments. Le tout tenait par l’opération de petites languettes de velcro ou l’usage d’une griffe spéciale en plastique rigide qui permettait d’agrafer le lange sur lui-même. Une fois abondamment rincées et malaxées, les couches étaient suspendues à l’arrière de la remorque et offertes à tous les vents. La météo aidant, elles séchaient aussi vite que nous les utilisions.
Le voyage sobre et en autonomie est un terreau fertile pour l’ingéniosité. Toutes ces occasions de se sortir nous-mêmes de menues galères ou d’améliorer seuls notre quotidien sont essentielles car elles procurent de la satisfaction et véhiculent, in fine, une énergie positive méconnue mais tellement revigorante. C’est ainsi qu’on développe de la confiance, comme je le rappelai à Delphine. Faire soi-même, c’est un petit peu affronter des inconnues qui cessent alors d’en être, puisqu’on va les chercher dans l’ombre pour les exposer à la lumière. C’est apprivoiser des paramètres que l’on croyait, peut-être, au-delà de notre entendement. Et tout simplement redevenir maître de son petit univers.
C’est ainsi que nous avions fait muter Citrouille, la remorque de Lirio, depuis le simple accessoire de parents sportifs, vers l’équipement pour nomades au long cours qui nous était nécessaire. De gros porte-bidons avaient été adjoints à la coque ; nous avions renforcé sa structure et installé, à l’abri sous un panneau solaire qui chargeait nos batteries, l’étendage destiné aux couches lavables ; l’intérieur avait été aménagé pour y stocker les affaires de notre petite sans entraver son espace personnel, et j’y suspendais ma montre d’alpinisme pour surveiller la température ; une rapide adaptation de son cadre avait permis d’y loger la béquille qui maintenait Buzzz, le tandem, debout lors des pauses et des bivouacs ; un système de sangles permettait désormais de charger à l’extérieur, mais sous l’abri, une fois encore, de la cellule photovoltaïque, de gros sacs étanches. Bref, toute une somme de bricolages nous avaient permis d’en améliorer grandement l’ergonomie, mais surtout nous nous étions approprié l’engin, l’inspectant sous toutes ses coutures, pour s’en faire un allié.
La logistique réclamée par notre enfant nous ne pesait nullement. Jamais nous ne nous étions fait une montagne de voyager avec Lirio, et quand bien même, ce n’eut été que pour mieux la grimper. D’une façon toute animale, nous sentions que tout ce que demandait la petite, c’était notre présence à ses côtés, dans la paix et le bien-être. Elle mangeait comme nous, dormait sous la tente dans son propre sac de couchage et regardait le monde depuis sa carriole sans qu’il fut nécessaire de se compliquer la vie en quoique ce soit. Tout au plus prenions-nous la peine de lui mâcher sa nourriture, et de changer ses couches.
J’essorai d’ailleurs la dernière lingette, les doigts rougis, quand l’appel fusa.
« A table ! »
A petits pas, pour ne pas effrayer les canards faussement assoupis, je regagnai le campement où Delphine avait déplié nos petits tabourets et réparti le gueuleton entre deux assiettes. Après le son croquant des cailloux sur la rive, mes chaussures faisaient un bruit humide et feutré sur la terre douce où nous avions élu domicile. Rassasiée, Lirio se tenait debout non loin, agrippée à la roue de sa remorque, encore vacillante sur ses petites cannes. Sa main libre agitait un brin d’herbe.
Les gens projettent beaucoup de choses en nous, je crois. Espoirs déçus, rêves inassouvis, désirs muets de changer de vie. Des peurs aussi. Delphine et moi, nous enfreignons certaines règles tacites, c’est sûr. Ce n’est pas une fin en soi. Partir, rencontrer, voir, tel est le but. Au passage, bousculer, questionner, apprendre et comprendre. De retour, notre plaisir est, simplement, de faire passer un bon moment. De partager, par nos images et nos récits, le bonheur nomade que nous avons fait nôtre. Un sourire et une étincelle dans les yeux de nos lecteurs et de nos spectateurs comme meilleure récompense pour s’être délibérément écartés de la voie conventionnelle.
Cette différence dérange-t-elle ? Je ne sais pas. « Maintenant que vous avez un bébé », nous a-t-on dit parfois, « vous allez bien devoir vous calmer ! » Oui. Non. Pourquoi ? C’est quoi, « se calmer » ? Lirio nuance notre manière d’aborder le monde, que l’on soit sédentaire ou nomade. On n’y peut rien : un enfant arrive et l’univers se recalibre. On est un peu moins les aventuriers naïfs que d’aucuns voient en nous, traversant la Cordillère en hiver ou l’Himalaya et le Tibet, sans permis. On est un peu plus les parents raisonnables que la naissance de notre fille devait affirmer. Mais dans le fond, on n’a pas changé. Ni l’esprit ni la façon. On ajuste. On adapte. On modère, un peu. On se régale chaque jour d’avoir accueilli Lirio dans notre joyeuse vie de vagabonds. Cette vie, elle nous comble, et l’on est convaincu que c’est ça qu’il lui faut, à notre fille : des parents heureux. Qu’importe la manière.
Ce texte est un très bref extrait, aménagé pour les besoins de Carnet dʼAventure, du livre «No Man Iceland», aux édition Arthaud-Flammarion. Damien Artero, a parcouru le monde à tandem avec Delphine, la maman de ses filles, pendant 2 ans et demi ; il a tiré de ce premier voyage, sous le titre «Le Grand Détour», un livre paru chez Géorama et une série de films disponibles sur double-dvd et en VOD*. A travers ce projet, Damien sʼest reconverti comme auteur-réalisateur indépendant. Le couple a accueilli son premier enfant Lirio en 2009 et le trio est parti en Islande à la force du mollet dès les 9 mois de la petite, en 2010. Cette nouvelle aventure à tandem a été parsemée de rencontres fantastiques et de manifestations naturelles formidables, sous lʼoeil attentifs des elfes et des trolls. En parallèle du livre «No Man Iceland» qui raconte tout le périple, un livre de photos, «Islande, voyage aux origines du monde», a été publié chez Géorama, et un film «No Man Iceland, les peuples cachés dʼIslande» est paru. Les livres et les films de Damien sont disponibles sur la boutique du site Planète.D – www.planeted.eu
* VOD : Video On Demand, vidéo à la location sur Internet
Initialement publié le / Originally posted on 13 août 2017 @ 8:55 am